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Olivier Bas est Vice-Président du groupe Havas Paris. Olivier aime se définir comme un créateur d’envie et porte un regard d’expert sur les problématiques d’attractivité des marques, de communication et des transformations culturelles au sein de l’entreprise, bien évidemment liées au digital. Olivier sera speaker aux Sommets du Digital, les 3, 4 et 5 février 2020.
Quels vont être selon vous les futurs défis à venir dans le domaine de la communication ?
Je dirais de réconcilier l’IA – l’intelligence artificielle – et l’IH – l’intelligence humaine. Aujourd’hui, avec le big data, la puissance des algorithmes, l’ensemble des professionnels du marketing et de la communication pensent avoir trouvé la martingale. Ça permet de connaître parfaitement le consommateur, de stimuler ses désirs. Si on rajoute à ça les metrics qui permettent de mesurer en temps quasi réel la performance, et donc le ROI, on se dit que la boucle est bouclée, que c’est fantastique, qu’on augmente les taux de transformation et qu’on diminue le coût d’acquisition. Tout ceci est très vrai, mais je pense que ce n’est pas suffisant. Au-delà de la performance, la question de la préférence est centrale pour le consommateur et le citoyen. Je crois que c’est la marque qui crée cette préférence. Elle crée de la valeur, elle crée de l’attachement. C’est particulièrement vrai dans un monde où l’acte d’achat est de plus en plus « plateformisé », comme on aime à le dire.
Plus spécifiquement pour Havas, comment ces défis se manifestent ?
On a une conviction dans le groupe Havas – et je vais le dire avec une formule un peu forte –, c’est que les marques doivent entrer en politique. Je l’entends au sens premier du mot, c’est-à-dire contribuer positivement et sincèrement à la vie de la société. On a mené une étude l’année dernière sur ce sujet. Il y a deux chiffres qui sont assez probants : 82% des consommateurs-citoyens qu’on interroge en France pensent que les entreprises doivent s’impliquer activement dans la résolution des problèmes sociaux et environnementaux, et 80% d’entre eux pensent que les entreprises qui le feront réussiront le mieux économiquement. Ce sujet des marques engagées – c’est-à-dire crédibles aux yeux du consommateur-citoyen – est essentiel. Ce sont des marques qui doivent produire des contenus à la fois utiles et attrayants (de ce point de vue, notre appartenance au groupe Vivendi est une force). Elles doivent le faire pour des communautés et à travers des formats qui sont très créatifs. C’est ça qui crée la préférence. Si on couple à cette approche par la préférence une utilisation intelligente des données, alors, oui, on fait la différence. Et ce faisant, on a conjugué l’IA et l’IH. Le cœur de notre approche, chez Havas, se résume par la formule « Make a meaningful difference to brands, business and people. »
Quels sont les moyens, y compris technologiques, qui devront être mis en place par les acteurs de la communication, pour répondre à ces défis ?
Les moyens mis en place sont pour moi bien évidemment technologiques – j’ai parlé d’intelligence artificielle notamment –, mais je pense que le premier défi est autour de l’intelligence humaine, et de la capacité à produire de l’intelligence collective entre des métiers qui n’ont pas l’habitude de se parler, qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble, et qui parfois ne se comprennent pas. Que ce soient les métiers du consulting, de la création, ou les métiers de la data. Je suis convaincu que c’est dans le fonctionnement intelligent de ce triumvirat que résident les meilleures propositions de valeur pour les entreprises et pour les marques.
Un sujet qui vous est cher est le leadership. Pourquoi pensez-vous qu’il est crucial dans les transformations ?
J’aimerais dire que 100% des entreprises sont en transformation. La plupart de mes clients CAC 40 et SBF 120 sont toutes en transformation. Elles le sont soit pour garder leur leadership, soit pour le retrouver quand elles l’ont perdu. J’observe qu’une majorité d’entre elles sont convaincues que leur réussite future passe principalement par un changement de leur business model, qui s’appuie par une forte digitalisation de leur organisation, une injection d’IA à doses massives dans leur process, etc. Je crois qu’il y a beaucoup d’entreprises qui n’ont pas encore totalement compris qu’il y a autre chose qui est tout aussi important que de changer de business model : c’est de changer leur modèle de pensée. Pourquoi ? Parce que je suis certain que la révolution digitale n’est pas que technologique, elle est aussi culturelle. C’est ce que j’essaie de démontrer dans mon dernier livre : « #like ton job ».
Comment la révolution digitale transforme-t-elle le leadership en entreprise ?
Il faut en finir avec ce que j’appelle le « taylorisme managérial ». Ça fait 50 ans que nous le vivons en entreprise. Il faut opérer quelques changements de paradigmes assez forts. Je vais en citer quelques-uns. Le premier paradigme qu’il faut changer, c’est le rapport au pouvoir. Dans la plupart des entreprises qui ne sont pas nées avec la révolution digitale, on a un pouvoir qui est très vertical, très statutaire. J’aime à dire que le marqueur de pouvoir dans ces entreprises, c’est ce que j’appelle le TTB² : la Troupe que je gère, le Territoire qui est le mien, le Budget qu’on m’alloue et la Taille de mon Bureau. C’est un pouvoir d’autorité qu’on utilise pour faire agir les gens. Je crois que ce pouvoir ne fonctionne plus, notamment avec les nouvelles générations, qui veulent du pouvoir, mais pour agir : des marges de manœuvre, de la liberté d’action, qu’on leur fasse confiance, de la verticalité beaucoup plus forte. C’est un premier changement de paradigme assez important. Le deuxième est le passage de la maîtrise au lâcher-prise. Cette verticalité, cette volonté de contrôle, a une conséquence : on est aujourd’hui dans l’injonction paradoxale dans les grandes entreprises. C’est : « je t’ordonne d’être spontané ». Soit on est spontanément spontané, et on ne répond pas à l’ordre, soit on répond à l’ordre et on n’est pas spontané. On dit aux équipes de prendre des initiatives mais de respecter les procédures, d’être inventifs mais de ne surtout pas faire de vagues. Je crois que s’il n’y a pas un peu de désobéissance constructive dans les entreprises, ça ne marchera pas. Parce que ceux qui innovent, ceux qui sont inventifs, sont ceux qui prennent des chemins de traverse.
Y a-t-il une marque ou un groupe qui vous a impressionné par cette bonne gestion de la transition, du changement, cette désobéissance dont vous parlez ? Avez-vous des exemples à partager et quels ont été les secrets de cette transition ?
Il y a une marque, un groupe avec lequel je travaille depuis très longtemps : Orange. J’ai commencé à travailler avec eux en 2009. Je ne sais pas si cette date vous parle, mais 2009 a été ce qu’on a appelé « la crise des suicides » chez Orange. C’est le passage de relais entre Didier Lombard et Stéphane Richard. Comment transformer une entreprise qui s’appelait France Télécom, à culture ingénieure très forte, en un groupe qui s’appelle Orange, qui est aujourd’hui un acteur européen de premier plan sur les questions digitales. Le secret de cette transformation réussie tient en deux choses assez simples. On a pris du temps. Je sais qu’à l’ère du digital, on a l’impression d’être dans une course effrénée et de devoir aller vite. Mais je suis persuadé qu’à certains moments, dans les transformations, il faut prendre du temps. Après la crise des suicides, ils ont pris 3-4 ans pour se reconstruire socialement. Stéphane Richard a dit à ses actionnaires que leurs résultats ne seraient peut-être pas au niveau attendu, mais que c’était temporaire, parce qu’ils avaient besoin de temps pour se reconstruire. La deuxième dimension est celle d’inclusion. L’idée a été de se dire qu’il ne fallait pas créer de fracture numérique entre des digital natives qui rejoignaient le groupe Orange (qui a changé de nom en 2012) et les salariés expérimentés, qui avaient connu France Télécom. Tout s’est fait avec une approche très inclusive, avec beaucoup de travail en commun entre les anciennes et les nouvelles générations. Un effort considérable en formation a été fait, 97 000 passeports digitaux ont été menés pour que les gens acquièrent les compétences.
Vous parlez beaucoup d’envie comme élément essentiel pour pouvoir mener des transformations dans le digital en entreprise, n’est-ce pas une réflexion déjà largement acquise ?
Elle est acquise dans le sens où beaucoup d’entreprises ont compris que c’était essentiel, mais je ne trouve pas que ce soit encore à l’œuvre. Le changement, la transformation, a une caractéristique : il bouscule le climat émotionnel. Il génère des émotions comme la peur : « Qu’est-ce qu’on va devenir ? », « Qu’est-ce que mon métier va devenir ? » Il génère de la tristesse, de la nostalgie : « C’était mieux avant ! » Il génère de la colère : « Ça n’arrête pas de changer, ce sont toujours les mêmes qui doivent faire des efforts. » Ces émotions négatives créent de la résistance au changement. On oppose à cette résistance liée à des facteurs émotionnels des approches extrêmement rationnelles. On fait de la pédagogie. On explique, on raconte, on fait du storytelling autour de ces sujets. Je pense que durant ces périodes, il faut stimuler le désir d’entreprendre, la fierté de réussir, pour qu’on arrive à passer du « nous devons » – cette obligation à changer qui fout un peu la trouille –, au « nous voulons », c’est-à-dire un choix du collectif. Ça passe par un leadership positif, caractérisé par trois choses. La première est le sens du projet. Il existe un triptyque profit-projet-progrès. Dans beaucoup d’entreprises, on pense que la finalité est le profit. Pour moi, la finalité des entreprises doit être le progrès (technologique, économique, social). Pour ça, elles ont besoin d’avoir un projet, et, in fine, génèreront un profit dont elles ont besoin pour assurer leur pérennité. Le sujet est bien : progrès-projet-profit, le profit n’étant qu’une conséquence indispensable, et pas une finalité. La deuxième est la valorisation des contributions utiles. Dans un collectif, qu’on le veuille ou non, chacun a sa place, un rôle et une contribution utiles. Quand on survalorise certains métiers ou certaines catégories socioprofessionnelles par rapport à d’autres, on ne joue pas la valorisation des contributions utiles. Troisièmement, les êtres humains sont extrêmement sensibles à la qualité des relations qu’ils vivent avec leurs pairs. La qualité des relations de travail est très importante. De ce point de vue, il nous faudrait un peu moins de connexions et un peu plus de relations dans les entreprises, pour réinstaurer une relation de travail de qualité, basée sur la confiance, le respect mutuel, l’envie de faire des choses ensemble. Tels sont pour moi les fondamentaux de ce que j’appelle le leadership positif.
Quels vont être à votre avis les sujets de transformation dans les années à venir ?
La première des transformations est bien sûr culturelle, c’est ce qui fera je crois en grande partie le succès des entreprises leaders de demain.
L’autre c’est le rôle actif que les entreprises doivent prendre part à la transformation écologique qui est devant nous. Je dis bien écologique. On parle de développement durable, de transition énergétique de changement climatique et on n’ose plus utiliser le mot d’écologie car il est teinté idéologiquement et politiquement.
Mais c’est pourtant bien de cela dont il s’agit, restaurer l’équilibre des systèmes qui régissent la vie sur notre planète, y compris l’équilibre des pouvoirs entre les hommes et les femmes.
Je vous recommande la lecture du Romain d’anticipation AIR écrit par Raphaél Déandréïs, le sous-titre résume à lui seul l’enjeu auquel nous sommes confrontés : Ecologie, la démocratie a échoué, l’heure de la dictature est venue.
Voilà la grande révolution à laquelle les entreprises doivent prendre part non pas dans une logique de compensation de leur empreinte carbone mais bien dans une logique de contribution pour inventer un autre modèle de société, c’est le sens pour moi des réflexions sur la raison d’être entamé par beaucoup d’entreprises que nous accompagnons sur le sujet.
Quelles sont vos sources d’inspiration, pour mener vos transformations ? Avez-vous des modèles que vous nous conseilleriez de suivre ?
Au risque de vous surprendre, je ne vais pas vous citer un grand auteur ou un courant de pensée. Je me nourris d’une multitude de choses et de disciplines. J’ai trois disciplines qui m’aident beaucoup à réfléchir sur mon métier. La première est la philosophie. Ça peut paraître bizarre. La philosophie doit nous permettre de réfléchir sur les concepts essentiels. Il ne faut pas s’inquiéter de l’IA qui progresse, mon souci est l’IH qui régresse : une intelligence qui est aujourd’hui chahutée par des écrans omniprésents, par la profusion des images qui brouillent notre capacité de discernement. La seconde discipline est l’économie. Si on ne comprend pas les mécanismes qui conditionnent en grande partie le fonctionnement de nos sociétés et de nos entreprises, on ne peut pas agir dessus. La troisième – ma formation de base – est la psychologie. Ça nous permet de mieux nous connaître, de mieux comprendre comment fonctionnent les autres, et donc de mieux vivre avec eux, y compris et surtout en entreprise.
Un petit mot pour les participants des Sommets du Digital ?
Je voudrais leur dire qu’on va respirer le grand air, qu’on va faire respirer nos neurones, qu’on va s’inspirer des autres. On va faire un super exercice cérébral dans la bonne humeur, si j’ai bien compris. Que du plaisir, j’ai vraiment hâte d’y être !
Interview réalisée par Florence Coirier Giraudon –